Pendant des siècles, et encore aujourd'hui dans de nombreux endroits du monde, les relations n'étaient pas un choix, mais une toile d'obligations. Ces obligations étaient tissées dans le tissu même de la communauté, maintenues ensemble par les fils du devoir.
Pensez-y : chaque individu connaissait sa place, son rôle, ses pas dans cette danse soigneusement chorégraphiée qu'était la vie sociale et le couple.
Si cette certitude pouvait parfois être étouffante, elle était aussi contenante et sécurisante. Ces liens n'étaient pas destinés à être rompus ; ils constituaient les poutres de chêne sur lesquelles reposait l'édifice social.
Mais qu'en est-il aujourd'hui ? Nous vivons dans ce que j'appelle l'ère du consumérisme émotionnel et de la fluidité. L'architecture rigide des relations s'est dissoute dans un réseau de possibilités, chaque connexion étant aussi éphémère qu'un SMS. Nous n'avons jamais été aussi libres de nous connecter, de nous déconnecter et d'explorer des possibilités amoureuses. L'individu moderne se trouve au centre de ce marché de l'amour, paradoxalement à la recherche de ce que nous avons démantelé : la communauté, l'appartenance, l'identité, les racines.
Ce qui est fascinant, c'est ce profond changement de boussole émotionnelle. L'authenticité, cette quête incessante de la vérité personnelle identitaire , est aujourd'hui la direction cardinale. Le commandement « Sois vrai envers toi-même » est devenu notre nouveau commandement, même si cela implique de s'éloigner des relations qui ne servent plus notre quête d'accomplissement personnel. Nous brisons les liens au nom de l'auto-préservation.
L'ironie ne m'échappe pas : nous n'avons jamais été aussi libres, et pourtant jamais aussi prisonniers de notre propre solitude. Nous n'avons jamais eu autant de choix, et pourtant nous n'avons jamais été autant paralysés par le doute. Telle est la tension particulière de l'amour moderne.
Mais il ne faut pas romancer le passé. Lorsque l'on se demande si c'était mieux avant, il faut se rappeler que ces relations étaient des traités économiques, des accords de pouvoir, des stratégies de survie. L'amour romantique était un luxe inaccessible à beaucoup. Aujourd'hui, la liberté de choisir s'accompagne d'un prix : ce que j'appelle le fardeau du capitalisme émotionnel.
Nous nous considérons comme des produits à optimiser, nos relations comme des investissements à maximiser. Nous parcourons les partenaires potentiels comme les articles d'un catalogue, en nous demandant sans cesse si quelque chose de mieux ne serait pas à notre portée. Nous avons peur de nous engager avec quelqu'un de bien, par peur de passer à côté de notre âme soeur, le partenaire parfait qui répondrait à toutes nos attentes.
Notre désir est toujours le même que dans les relations traditionnelles : la compagnie, le soutien économique, la vie de famille, le statut social, mais je veux aussi que tu sois mon meilleur ami, mon confident, mon égal intellectuel, mon co-parent efficace, mon compagnon de fitness, mon coach professionnel et mon gourou du développement personnel. Pour couronner le tout, je veux que tu sois aussi mon amant passionné, et cela sur le long terme, qui soit dit en passant devient de plus en plus long. Il n'est guère étonnant qu'aucune relation ne tienne la route face à cette liste. Beaucoup s'effondrent sous le poids des attentes, car elles sont irréalistes face à une réalité qui manque de ressources dans un système de soutien familial traditionnel qui n'est pas en place.
La transformation la plus frappante est peut-être la suivante : nous avons transformé la relation verticale avec le divin en relation horizontale. L'âme sœur, qui était autrefois notre lien avec Dieu, est désormais censée être trouvée sur des applications de rencontres.
Nous voulons que ce simple mortel nous apporte ce que des systèmes religieux entiers promettaient autrefois : la plénitude, la transcendance, l'extase, le sens. C'est une belle aspiration, mais c'est aussi une lourde responsabilité que l'on impose à un autre être humain. Nos aspirations sont-elles irréalistes ou injustifiées ? En demandons-nous trop ? Je pense que le problème vient davantage du fait qu'il est irréaliste d'avoir de telles attentes envers une seule personne.
Telle est la situation de l'intimité moderne : pleine de possibilités, beaucoup de projections, mais aussi lourde d'attentes, et toujours confrontée au désir de connexion, à la confusion de l'identité, et à la peur de l'enfermement.